« A la loupe » (2014)
Autour de Victor Hugo : partitions tirées de ses poèmes
De Rigoletto à la Fenice aux Misérables de Broadway, sans parler d’Ernani ni de Notre-Dame de Paris, la musique et le spectacle ont toujours fait bon ménage avec l’œuvre de Victor Hugo. Depuis 1830 environ, il est difficile de trouver des compositeurs, en France et dans le monde, qui n’ont jamais été inspirés, au cours de leur carrière, par un poème, une pièce ou même un roman de Victor Hugo.
Responsable en 1985 de la partie « Musique » du mémorable catalogue La Gloire de Victor Hugo (dir. Pierre Georgel, éd. RMN, p. 632-657), Arnaud Laster en remettant à sa place la prétendue citation « Défense de déposer de la musique au pied de mes vers » (une légende) a établi une liste détaillée qui comptait près de deux cents noms ; elle s’est encore allongée depuis. Et il n’y en a pas que pour Verdi, Schönberg (Claude-Michel), Richard Wagner ou Cocciante : dans cette forme plus intime d’adaptation musicale qu’est la mélodie ou la chanson, l’œuvre de Victor Hugo a aussi été somptueusement servie par les compositeurs. La donation Norbert Ducrot-Granderye à Besançon le reflète à travers une bonne centaine de partitions publiées entre la monarchie de Juillet et la Troisième République.
La poésie, un art complet

Impossible de compter, tout au long de la vie de Victor Hugo, le nombre des autorisations qu’il a envoyées à des compositeurs. Sans être très regardant sur la question, il demandait des droits d’auteur qu’il reversait généralement à des œuvres dont il s’occupait lui-même (le repas des enfants pauvres de Guernesey) ou qu’il soutenait (les républicains italiens par exemple). La musique, qui adoucit les mœurs, pouvait donc même servir à acheter des armes… mais c’était pour la bonne cause. Même s’il répondait aimablement à tous les compositeurs, une note datant vraisemblablement des années 1860, qu’il gardait par devers lui, témoigne bien toutefois d’une certaine irritation contre la manie alors trop répandue de la mélodie : « Rien n’agace comme l’acharnement de mettre de beaux vers en musique. Parce que les musiciens ont un art inachevé, ils ont la rage de vouloir achever la poésie, qui est un art complet. » (Océan, Laffont, p. 191.)
Compositeurs célèbres et inconnus

De cette rage témoignent ici une centaine de partitions qui sont l’œuvre d’artistes de premier plan comme Bizet, Saint-Saëns, Massenet, Gounod, Léo Delibes, Alfred Bruneau ou Reynaldo Hahn ; de compositeurs célèbres à leur époque mais moins connus aujourd’hui comme Henri Reber, Niedermeyer, Benjamin Godard ou Jean-Baptiste Faure ; de musiciens complètement sombrés dans l’oubli enfin comme Mlle Lia Duport (l’une des rares femmes de cet ensemble), Célestin Paquet, Paul-Émile Berchon ou Paul Mayé…
Gastibelza, Le fou de Tolède

Ces partitions attirent volontiers l’œil par leurs couvertures et leur graphisme, formant en parallèle comme une histoire de l’illustration populaire. Quelle évolution entre « Gastibelza, Le fou de Tolède » d’Hippolyte Monpou illustré par Célestin Nanteuil sous la monarchie de Juillet...
Morts pour la Patrie

... et « Ceux qui pieusement… sont morts pour la Patrie » de Gustave Goublier, « chanté pour la première fois à Verdun à l’inauguration du monument de la Tranchée des baïonnettes » (1922) !
Les Plaintes d’une fleur

Les dessinateurs sont souvent anonymes, mais on rencontre quelquefois des peintres d’une certaine notoriété (Célestin Nanteuil, Adolphe Mouilleron) ou des caricaturistes comme le dijonnais Louis Morel-Retz, qui signait Stop.
La Légende de la nonne

Cette collection incite à répertorier les sources et à étudier les choix opérés à l’intérieur même des œuvres, car il est finalement assez rare qu’un poème soit repris en entier, et même qu’il porte son titre original. « Gastibelza », l’une des deux seules chansons de Brassens empruntées à Victor Hugo (avec « La Légende de la nonne » des Odes et ballades), était déjà une scie à l’époque dans la version d’Hippolyte Monpou qui portait un titre assez éloigné de la « Guitare » d’origine des Rayons et les ombres. Plus générique encore, la « Chanson » des Contemplations (II, 4) était jadis proposée par Faure ou Marchesi sous le titre « Pourquoi ? ». De même que la « Vieille Chanson du jeune temps » des Contemplations (I, 19) est aujourd’hui mieux connue sous son incipit retenu par le chanteur wallon Julos Beaucarne (« Je ne songeais pas à Rose… »), Léopold Amat comme André Gailhard l’avaient déjà rebaptisée « Rose ».
La chanson de Fantine

Les musicologues peuvent désormais analyser les partitions, en commençant par comparer les différentes mises en musique d’un même poème. Avant d’inspirer Brassens, « La Légende de la nonne » avait été mise en musique par Maximin Deloche et Maurice Lassimonne. La « Chanson de pirates » popularisée par Nougaro avait avant lui servi de thème à Léon Bizot (et après lui à Frédéric Pagès). De même que « La Captive » d’Henri Reber, issue des Orientales, n’avait pas arrêté le brestois Serge Kerval, le célèbre « Mes vers fuiraient… » (Les Contemplations, II, 2) de Reynaldo Hahn n’a pas empêché Alain Lecompte de le reprendre à son compte. « La pauvre fleur disait… » des Chants du crépuscule donne « Le papillon et la fleur » d’Henri Reber, « Les Plaintes d’une fleur » de P. Sain d’Arod et bien d’autres adaptations encore… La chanson de Fantine dans Les Misérables, avant d’être un succès repris par Anne Hathaway, avait inspiré Hippolyte Vannier (dans une version imprimée en 1865 par les éditeurs mêmes des Misérables), Joseph Van der Plassche et André Wormser.
Adieux de l’hôtesse arabe

Les musiciens qui cherchent à faire des redécouvertes ou seulement à sortir des sentiers battus ont ici une mine, car la plupart de ces mélodies sur des poèmes de Victor Hugo n’ont jamais été enregistrées. Des exceptions brillantes, dues généralement aux musiciens les plus célèbres (sauf Marie Jaëll), confirment cette règle : parmi ces partitions Saint-Saëns avec son poème des Chants du crépuscule (« L’aurore s’allume… », rebaptisé « Le Matin »), « La Fiancée du timbalier » ou « La Lyre et la harpe » des Odes et ballades ; Bizet avec ses « Adieux de l’hôtesse arabe » des Orientales ou Reynaldo Hahn sa « Rêverie » des Voix intérieures (« Puisqu’ici-bas toute âme… »).
Crucifix

L’illustre baryton et collectionneur Jean-Baptiste Faure, qui popularisa le « Minuit, chrétiens » d’Adolphe Adam, semble s’en être inspiré pour son propre « Crucifix » autrefois très populaire, sur l’un des plus courts poèmes des Contemplations (« Écrit au bas d’un crucifix », III, 4) :
Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car il pleure.
Vous qui souffrez, venez à lui, car il guérit.
Vous qui tremblez, venez à lui, car il sourit.
Vous qui passez, venez à lui, car il demeure.
C'est l'amour !

Massenet avec son bref extrait du poème « Au bord de la mer » des Chants du crépuscule affublé d’un titre accrocheur (« C’est l’amour ! »).
À ces glorieuses exceptions près, qui ont connu les honneurs de l’enregistrement, tout reste à faire : pour savoir à quoi ressemblait l’écriture d’Henri Chatau, la musique de Giovanni Bazzoni, d’Auguste Pilati ou de Paul Henrion, il faut feuilleter ces partitions, les interpréter soi-même, ou prier Léopoldine (Hummel) ou les élèves du Conservatoire de le faire. Nouvelle occasion d’éprouver, ou non, la justesse des définitions données par Victor Hugo dans William Shakespeare (I, II, 4) : « La musique, qu’on nous passe le mot, est la vapeur de l’art. Elle est à la poésie ce que la rêverie est à la pensée, ce que le fluide est au liquide, ce que l’océan des nuées est à l’océan des ondes. Si l’on veut un autre rapport, elle est l’indéfini de cet infini. »
Texte écrit par Jean Marc Hovasse, directeur de recherche au CNRS (ITEM).