« A la loupe » (2025)
Les monnaies de Rougemont : analyse d'un dépôt médiéval
Un dépôt régional
La découverte du dépôt monétaire de Rougemont constitue une source précieuse pour l’étude des pratiques économiques, sociales et politiques du Moyen Âge central et tardif. Les dépôts monétaires, au-delà de leur nature archéologique, se présentent comme des témoignages directs des systèmes monétaires et des dynamiques locales de thésaurisation. Celui de Rougemont, composé principalement de petites dénominations en billon, illustre les échanges monétaires à une échelle locale, tout en étant le reflet des interactions entre le pouvoir ecclésiastique, la monarchie capétienne et les duchés voisins. La présence d’un ensemble homogène et régionalisé permet d’explorer la complexité de l’économie numéraire du XIIIe siècle, marquée par des mutations à la fois politiques et techniques dans la production monétaire.
Besançon et ses environs
Situé dans le Doubs, au nord-est de Besançon, le bourg de Rougemont occupe une position stratégique sur la rive gauche de l’Ognon. Ce territoire, sous l’influence de l’archevêque de Besançon, s’inscrit dans une région marquée par une forte fragmentation des pouvoirs au Moyen Âge. Au XIIIe siècle, Besançon bénéficie d’un renouveau économique et urbain grâce aux activités artisanales et commerciales. L’archevêché, acteur majeur de cette économie, contrôlait la production monétaire locale, notamment via les estevenants, symboles de son autorité temporelle et spirituelle.
L'image sur le site de l'Inventaire du Patrimoine de la Région Bourgogne Franche-Comté
Origine du dépôt et contexte de découverte
Le dépôt fut découvert en bloc sous le pilier d’une cave dans une maison ancienne du bourg de Rougemont, probablement à la suite d’un incendie qui aurait fait tomber la petite bourse en tissu contenant les monnaies. Entré au musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon en 1874 par un don de la Société d'émulation du Doubs, le dépôt disparut des inventaires jusqu’à sa réidentification récente en 2023. La restauration de 2015 a révélé un état de conservation globalement médiocre des monnaies, mais a permis de dégager des éléments précieux pour leur analyse, notamment les fibres de tissu enveloppant encore certaines pièces.
Composition du dépôt
Le dépôt se compose majoritairement d’estevenants (émis entre 1180 et 1289), produits par l’atelier de Besançon. Ces monnaies représentent près de 85 % de l’ensemble, témoignant d’une circulation locale prépondérante. Une quinzaine de deniers tournois de Louis VIII et Louis IX, émis entre 1223 et 1270, complètent cet ensemble, ainsi qu’un unique denier digenois frappé par le duc de Bourgogne Robert II entre 1303 et 1306. Cette composition hétérogène reflète des pratiques de thésaurisation s’étalant sur plusieurs décennies.
Deniers estevenants : la monnaie des archevêques
Les estevenants se caractérisent par leur iconographie immuable : une main bénissante entourée de la légende « PTHOMARTIR » (référence à saint Étienne, considéré comme le premier martyr) au droit, et une croix centrale bordée de la mention « BISVNTIVM » (soit Besançon) au revers. Ces monnaies en billon témoignent de la capacité des archevêchés à imposer un type monétaire stable, renforçant ainsi leur légitimité. L’état d’immobilisation de ce type, maintenu sur plus d’un siècle, a toutefois complexifié leur datation précise, les rendant anonymes en l’absence de références temporelles sur les monnaies.
L’étude approfondie des estevenants a permis de mettre en évidence un soin particulier apporté à leur production, malgré leur faible valeur nominale. Les coins monétaires présentent une homogénéité remarquable, signe d’un contrôle rigoureux exercé par l’atelier de Besançon. Les matrices employées pour la frappe révèlent également une volonté de symbolisme religieux fort, avec ces références à la main-relique de saint Étienne, ancré dans la légitimation spirituelle de l’archevêque.
Monnaies royales et ducales
Les deniers tournois, émis sous Louis VIII et Louis IX, représentent une autre part significative du dépôt. Leur circulation dans des zones hors du domaine royal illustre l’influence croissante de la monnaie royale dans les économies locales. Elles figurent sur le droit un châtel tournois (peut-être un reliquaire ou un bâtiment stylisé représentant l’abbaye Saint-Martin de Tours). Ces monnaies, caractérisées par leur standardisation et leur titre en argent relativement élevé, constituaient une référence pour les échanges à plus grande échelle. Leur présence dans le dépôt de Rougemont témoigne d’une probable diversification des sources monétaires utilisées par les habitants.
Le denier digenois, frappé sous Robert II de Bourgogne, présentant l’héraldique des ducs bourguignons sur le droit, reflète quant à lui les difficultés rencontrées par les duchés pour maintenir une monnaie concurrentielle face aux deniers royaux et ecclésiastiques. Son poids et son titre l’ont rapidement relégué au rang de monnaie secondaire, malgré des tentatives de stabilisation via des réformes du monnayage bourguignon.
Production monétaire : ateliers et techniques
L’atelier monétaire de Besançon, sous contrôle direct de l’archevêque, était un centre de production stratégique pour le diocèse. La frappe à la main, réalisée à l’aide de coins de frappe et d’enclumes, était une technique répandue, mais exigeait un savoir-faire précis. Les ouvriers monnayeurs, liés par des serments de confidentialité et contrôlés par des gardes-monnaies, étaient responsables de la qualité des émissions. Les analyses métallographiques récentes des estevenants confirment l’usage de billon d’une pureté relative mais stable, témoignant d’une rationalisation de la production au XIIIe siècle. La méthode de frappe est par ailleurs identique pour les deniers tournois et digenois.
Pratiques monétaires et thésaurisation

L’analyse du dépôt révèle une prédominance des petites dénominations, démontrant l’importance de ces monnaies noires dans les transactions quotidiennes. La thésaurisation de ces deniers, malgré leur faible valeur intrinsèque, pourrait être liée à un contexte de crise économique ou d’insécurité, incitant les habitants à retirer de la circulation ces éléments d’échange. Les conditions de conservation du dépôt, associées à la présence de fibres textiles, indiquent également que ce regroupement était prémédité, destiné à une future utilisation ou à une mise en sécurité temporaire. Ces éléments indiquent finalement que la monnaie joue un rôle central non seulement dans les transactions économiques, mais aussi comme symbole de pouvoir et de contrôle.
Eva Tisseau
Master 2 ASA
Université de Bourgogne
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