« A la loupe » (2020)
Une des provinces du rococo : la Chine rêvée de François Boucher
Un an après sa réouverture, le musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon consacre sa première grande exposition à François Boucher, l’un des peintres les plus prolifiques et complets du XVIIIe siècle. Grâce aux libéralités de Pierre-Adrien Pâris qui légua en 1819 le remarquable ensemble des neuf petits cartons réalisés par François Boucher en 1742 pour la Seconde Tenture chinoise, le musée de Besançon possédait une réelle légitimité pour entamer une étude sur le sujet.
François Boucher naît à Paris le 29 septembre 1703. Ancré depuis ses plus jeunes années dans la sphère artistique, il fait ses premières armes en tant que graveur au service de Jean-François Cars pour lequel il réalise des estampes pour des frontispices et des thèses. À partir de 1722, il collabore avec Jean de Julienne, protecteur d’Antoine Watteau, qui vient d’entreprendre la publication de l’œuvre complet de son protégé et pour lequel il produit une centaine d’eaux-fortes.
En 1731, Boucher rentre d’un voyage de trois ans en Italie et s’impose comme le peintre en vue dans la capitale. Véritable touche-à-tout, il fournit des modèles pour les manufactures de Vincennes, de Beauvais ou encore des Gobelins. Il honore de nombreuses commandes royales à partir de 1735 et obtient la protection de Madame de Pompadour. Artiste en perpétuelle ascension, sa carrière académique est aussi très brillante puisqu’il reçoit le Premier Prix de l’Académie royale de Peinture et de Sculpture en 1723, alors qu'il est à peine âgé de vingt ans.
Il devient professeur en 1737 puis directeur de l’Académie en 1765. Cette même année, il obtient le titre de Premier peintre du roi, reconnaissance ultime qu’un peintre puisse recevoir. Il meurt dans son appartement du palais du Louvre le 30 mai 1770.
1. Une intelligence commerciale et artistique.

1.1 Le commerce des objets asiatiques à Paris dans les années 1730-40.
Lorsque Boucher rentre de son séjour italien, Paris est une ville en plein essor commercial. En cette première moitié du XVIIIe siècle, grâce à la création de la Compagnie française des Indes orientales active depuis 1664, la France connaît un renouveau croissant dans ses échanges commerciaux avec les pays d’Extrême-Orient, tels la Chine ou le Japon. Les marchandises rapportées de ces nouvelles cargaisons transportées par vaisseaux marquent les esprits des Parisiens, qui découvrent tout un nouveau registre d’objets, surprenants par leur quantité, leur qualité et leur variété. Les cales des bateaux sont remplies de marchandises de consommation telles que des étoffes, des épices, différentes variétés de thé… Porcelaines, laques ou papiers peint constituent les objets phares de cette nouvelle ouverture de la Chine vers l’Europe.
En parallèle, alors que le style rocaille est en pleine expansion, la clientèle est séduite par les luxueuses matières exotiques. Elle est également attirée par l’originalité, le pittoresque mais aussi la fantaisie des motifs décoratifs et des couleurs. Cette clientèle compte notamment des aristocrates, des collectionneurs, des princes en voyage à Paris…
C’est à la même époque que s’imposent les marchands-merciers - « marchands de tout et faiseurs de rien » selon le mot de Diderot, et faïenciers. Si ces derniers dominent le marché des asiatica, en raison de leur important stock, les marchands-merciers restent les principaux acteurs du commerce en détail de produits venus de Chine ou du Japon. Commerçants incontournables à Paris au XVIIIe siècle, ils proposent à la vente meubles et pièces d’art décoratif, neufs ou d’occasion, sans avoir le droit d’en fabriquer eux-mêmes. Cette contrainte ne les a pourtant pas empêchés d’en tirer avantage en usant d’inventivité et d’imagination pour augmenter la valeur de leurs marchandises orientales, produisant des objets de luxe afin de toucher la clientèle la plus aisée et dépensière. S’adressant aux meilleurs artisans de Paris (ébénistes, bronziers, vernisseurs, etc.), ils créent de nouveaux produits, à la pointe de la mode.
Parmi les merciers les plus actifs, citons Lazare Duvaux, Remy, Dubuisson, Poirier ou encore Edme-François Gersaint, ce dernier étant le collaborateur et ami de François Boucher.

1.2 Collaborations commerciales et artistiques : entre curiosité et ascension sociale.
Le peintre débute d’ailleurs une collection, sans doute auprès de Gersaint qui décide à partir de 1737 de se reconvertir dans la vente d’objets venus d’Extrême-Orient. Loin de n’être qu’un acheteur, Boucher prend pleinement part à cette nouvelle activité en dessinant même la carte-adresse du marchand en 1740. Ayant évolué dans un environnement riche en œuvres d’art, en objets orientaux et en naturalia, il n’est pas surprenant de voir se développer chez Boucher un intérêt particulier pour les curiosités venues d’autres pays.
Son attention pour les objets qu’il collectionne est toute particulière puisqu’il leur porte un regard de connaisseur, presque scientifique. La collection constitue un appui précieux, nourrissant tout un répertoire visuel qu’il donne à voir dans ses œuvres. Boucher intègre ainsi discrètement et délicatement porcelaines et paravents dans ses peintures d’intérieurs, participant à la promotion de ce nouveau goût plébiscité par son ami Gersaint.
Si les objets chinois disparaissent assez rapidement de ses peintures, sa collection elle, ne semble pas se limiter à un effet de mode. Elle est pour le peintre une véritable passion qui durera jusqu’à sa mort, en témoignent les nombreux achats qu’il réalise au moins jusqu’en 1767. Mais, plus qu’un atout artistique, elle participe à son ascension sociale, constituant une véritable démarche de sociabilité.
En effet, grâce à elle, il s’inscrit dans un cercle de curieux et d’amateurs, entretenant des liens notamment avec les amateurs Jean de Julienne, Blondel d’Azincourt et Randon de Boisset qu’il côtoie dans les ventes publiques.
2. La collection de François Boucher.

C’est dans l’appartement de François Boucher, au palais du Louvre, qu’a lieu le lundi 18 février 1771 - neuf mois après son décès - la mise à l’encan de sa collection qui passe « de l’aveu de tout le monde, pour l’une des plus riches & des plus agréables collections que l’on voit à Paris ».
Bien que dispersée dès le XVIIIe siècle, son importante collection peut être « recomposée » grâce aux descriptions du catalogue publié en 1771 à l’occasion de sa vente après-décès.

Les catalogues de vente, un outil précieux pour les historiens d’art
Les catalogues des ventes publiques, rédigés par les marchands-merciers qui expertisent les objets sont aujourd’hui l’une des sources les plus précieuses pour étudier les cabinets des amateurs du XVIIIe siècle. Aux descriptions parfois précises des experts s’ajoutent quelquefois des informations supplémentaires fort utiles pour les historiens.
Certains catalogues, comme l’exemplaire de la vente Boucher conservé à l’INHA, sont enrichis d’annotations indiquant les prix et le nom des acheteurs. Publié par le marchand Pierre Remy, l’ouvrage décrit quelques sept-cent objets répartis dans trois-cent-vingt lots, eux-mêmes classés dans une dizaine de sous-catégories (peintures chinoises, laques, porcelaines, jades, morceaux curieux en ivoire, etc.)
L’étude croisée de ce catalogue Boucher et le dépouillement des collections (publiques et privées) mais aussi des ventes aux enchères contemporaines afin de localiser des objets s’apparentant à ceux décrits dans le cabinet Boucher, a permis au musée de Besançon de partiellement redonner vie à la collection du peintre parisien.
3. L’art de la chinoiserie : la Seconde Tenture chinoise

3.1 François Boucher : témoin et acteur de la naissance de la chinoiserie en France.
L’incursion de Boucher dans les chinoiseries a lieu assez tôt, à son retour d’Italie en 1731. Elle débute grâce au fameux Recueil Watteau publié par Jean de Julienne. L’amateur charge Edme Jeaurat, Michel Aubert et François Boucher de graver le décor du Pavillon de la Muette peint par Watteau vers 1709 - 1712 pour l’Intendant des Finances du roi, Jean-Baptiste Fleuriau d’Armenonville.
Commandé à Claude III Audran, le décor est en partie réalisé par le jeune Antoine Watteau qui peint avec aisance un ensemble de figures humaines accompagnées quelquefois de porcelaines, d’instruments de musique et autres écrans à main. Le décor, détruit dès les années 1730, connaît une belle diffusion grâce au recueil et constitue une étape déterminante dans le regard de Boucher qui emprunte à Watteau son aisance décorative et certaines de ses figures.

3.2 La Seconde Tenture chinoise : chinoiserie grand format.
Dans les dernières années du XVIIe siècle, la manufacture royale de Beauvais avait mis sur les métiers une tenture appelée l’Histoire de l’empereur de Chine illustrant la vie du souverain de l’empire du Soleil Levant, en miroir de celle de Louis XIV. Véritable succès commercial, la tenture fut tissée à tant de reprises qu’en 1731, un rapport de la manufacture déclare que « le dessein des Chinois qui est un des plus agréables de la Manufacture est si usé qu’on n’y distingue presque plus rien ».
On ignore malheureusement qui passa la commande, mais des modèles pour une nouvelle tenture chinoise sont demandés à François Boucher, au moment même où le goût pour l’Extrême-Orient est en plein essor. En 1742, le peintre brosse dix esquisses avec une aisance incomparable. Remarquablement à l’aise dans l’invention et familier des formes orientales grâce à sa collection, Boucher peint « de verve » sans faire l’usage d’un dessin préparatoire et à l’aide d’une palette réduite à cinq couleurs.

Les recherches récentes, enrichies à l’occasion de l’exposition, démontrent que pour ses compositions chinoises Boucher puise son inspiration dans de nombreuses sources, tant chinoises qu’européennes, notamment dans les récits de voyage. Les sources chinoises sont multiples : le peintre a peut-être eu accès aux gravures sur bois du Gengzhi Tu, célèbre traité chinois de sériciculture et de riziculture. Il a également pu voir ces motifs sur les porcelaines, souvent décorées d’après les modèles de l’ouvrage.

Six des dix esquisses de Boucher sont choisies pour constituer la tenture : Le Repas, La Chasse, La Danse, La Pêche, La Foire et La Toilette. Contrairement aux habitudes, les cartons ne sont pas réalisés par Boucher mais par un autre peintre, Jean-Joseph Dumons. Aucun de ces cartons ne nous est malheureusement parvenu.

Entre 1743 et 1775, dix suites, complètes ou partielles, sont mises sur les métiers de basse lisse. Le savoir-faire des lissiers français permet à la manufacture de Beauvais de vendre les tapisseries à une clientèle française fortunée, mais aussi européenne grâce à l’intensification des échanges internationaux.
Reflet de l’excellence du savoir-faire du pays et instrument au service du rayonnement du goût français, Beauvais fournit aussi au roi de précieux cadeaux diplomatiques à destination des cours étrangères. La seconde série chinoise n’échappe pas à cette pratique et cinq suites sont tissées pour Louis XV, portant généralement, au milieu de leur bordure supérieure, les armes de France.

3.3 Les esquisses de Boucher : un témoignage exceptionnel de la chinoiserie à Besançon.
Le financier Pierre Jacques Onésyme Bergeret de Grancourt, plus grand admirateur et collectionneur de l’artiste de son vivant, se porte acquéreur des dix modèles de Boucher. À la mort de Bergeret, sa collection est mise à l’encan et les esquisses achetées par l’architecte bisontin Pierre-Adrien Pâris. Grâce au legs de l’architecte en 1819, neuf des dix tableautins rejoignent les collections de la Bibliothèque municipale.
Le Jardin chinois avait été soustrait de la collection à une date inconnue mais, fort heureusement, le musée put compléter la série en 1983 en rachetant le Jardin chinois, passé entre-temps dans la collection de Camille Groult.



4. La vie autonome des motifs sinisants de Boucher

4.1 Une postérité très féconde.
L’influence des chinoiseries de François Boucher sur les arts décoratifs est considérable. Alors qu’on associe commodément l’étiquette de peintre à l’artiste, ses chinoiseries se sont davantage exportées au travers du papier que de la peinture.
En effet, usant des outils de diffusion les plus efficaces de l’époque, François Boucher s’associe dans les années 1740 à l’un des éditeurs d’estampes les plus actifs à Paris pour inonder le marché de ses chinoiseries. Les estampes, pensées pour être utilisées facilement par les artisans, donnent naissance à tout un monde décoratif qui peuple les objets d’arts jusqu’aux années 1770, alors même que le peintre a interrompu sa production de chinoiseries depuis près de trente ans. On compte aujourd’hui plus d’une centaine d’estampes chinoises publiées par Gabriel Huquier entre 1738 et 1749.
Artistes et artisans utilisent les motifs inventés par Boucher dès les années 1740 alors que ses inventions se répandent même au-delà des frontières françaises, animant des porcelaines, des meubles ou encore des tapisseries. Plusieurs séries connaissent un succès important. Parmi elles, les séries des Quatre éléments et des Cinq Sens, toutes deux publiées en 1740 et annoncées par le Mercure de France sont reprises sur de nombreux objets tout au long du siècle.

4.2 L’incroyable succès commercial des Fêtes chinoises.
Les chinoiseries de Boucher connaissent également une fortune considérable dans la tapisserie grâce à l’intervention du marchand-fabricant d’Aubusson, Jean François Picon, qui commande vers 1754 une série de modèles pour une variante de la suite beauvaisienne. Pour ce faire, il s’adresse au peintre de la manufacture d’Aubusson, Jean-Joseph Dumons, particulièrement compétent pour cette tâche puisqu’il avait lui-même réalisé les cartons à partir des esquisses de Boucher. Si l’origine du projet est la réutilisation des motifs de la Seconde Tenture chinoise, seules cinq compositions reprennent la suite beauvaisienne, le reste des compositions étant inspiré plutôt d’estampes, gravées par Huquier ou Aveline.
La diversité des sujets explique le succès et la diffusion des Fêtes chinoises. Ces pièces présentaient l’avantage d’être d’une grande adaptabilité puisqu’elles pouvaient être élargies en associant deux sujets dans un même tissage. Les clients avaient aussi la possibilité de commander des entrefenêtres, pièces de plus faible largeur, animées d’un ou deux personnages. Vendue en France, mais aussi en Europe, cette série contribua également - au même titre que la gravure - à la diffusion de l’œuvre chinoise de François Boucher.
Oriane Mourey
Etudiante en histoire de l'art et d'archéologie, Université de Franche-Comté
Retour vers la page « A la loupe »
Retour vers la page d'accueil de Mémoire vive