« A la loupe » (2019)
Emile de Girardin entre Hugo et Proudhon
Un homme apparaît régulièrement représentés aux côtés de Victor Hugo et de Pierre-Joseph Proudhon, deux bisontins célèbres caricaturés dans de nombreuses estampes du XIXe siècle : c'est Emile de Girardin.
On le voit ici en 1877 avec Hugo, un peu à l'arrière et il tient une plume encore fumante. Jules Ferry, Léon Renault, Léon Gambetta et Jules Simon les accompagnent.
Qui est donc cet homme si présent au cours du XIXe siècle ?
1) Avec Victor Hugo

Emile de Girardin (1802-1881) est un journaliste, fondateur de différents journaux dont La Presse. Inventeur de la publicité et des petites annonces dans les médias, il permet la vente du journal à bas coût grâce aux nouveaux financements. Il obtient la création du timbre-poste pour l’envoi du journal aux abonnés. C’est aussi un homme politique, député de la Creuse.
En 1848, Victor Hugo soutient la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte aux élections présidentielles. Il est caricaturé avec Emile de Girardin qui partage ses convictions : "M. M. Victor Hugo et Emile Girardin cherchent à élever le prince Louis sur un pavois, ça n'est pas très solide !" Le coup d'Etat du 2 décembre 1851 vient modifier les positions des deux hommes.

"Pour mon élixir de bonheur général... Messieurs... ce n'est pas un million, ce n'est pas cinquante centimes, pas un sou, qu'il me faut... ce sont vos voeux, Citoyens !... Nommez Girardin !... Nommez-le... député, ministre, dictateur, empereur... c'est le quart d'heure... Donnez vos billets !"
Emile de Girardin n'est pas seulement journaliste mais aussi un homme politique ambitieux, espérant toujours être appelé au gouvernement. Il s'exile un court moment en 1852 mais contrairement à Hugo, il revient en France et s'adapte à l'Empire en essayant de proposer des réformes. Aussi est-il souvent représenté comme un arriviste, inconstant dans ses soutiens et recherchant avant tout le pouvoir.
Les petits cadeaux entretiennent l'amitié

Méfiez-vous des apparences : malgré certaines caricatures le présentant comme un vil flatteur, Emile de Girardin peut être très virulent. Il va jusqu'à tuer un de ses adversaires en duel, ce qui l'affecte profondément et le conduit à refuser ensuite systématiquement ce type de règlement de comptes.
2) Avec Pierre-Joseph Proudhon

La deuxième République accorde la liberté de la presse, instaurant ainsi la possibilité de débattre et de polémiquer. Emile de Girardin est rédacteur en chef du journal à grand tirage La Presse, tandis que Proudhon est le rédacteur du Représentant du peuple puis du Peuple.
Les deux hommes, bien que très différents socialement et politiquement, s’apprécient, partagent des idées sociales mais se brouillent sur des questions politiques et économiques. Au cours de novembre 1849, Proudhon avait pourtant publié dans son journal plusieurs articles favorables au projet de réforme fiscale proposé par Emile de Girardin, mais celui-ci se méfie de ce confrère sulfureux.

Girardin défend la liberté totale de la presse, dans une période de censure et de méfiance du pouvoir envers les journaux. A ses yeux la presse a une mission éducative et permet de compléter l’instruction donnée par l’école. Attentif à l’éducation du peuple, il l’est aussi aux conditions de vie des plus pauvres : il défend l’idée d’une épargne populaire, tente de mettre en application une caisse de secours mutuel pour le personnel de son journal, et instaure le congé-maladie pour ses ouvriers. Toutes ces idées sont proches de celles de Proudhon.
Charles Vernier ou Cham caricaturent régulièrement les deux hommes dans le Charivari. Dans les confessions d'un révolutionnaire, le diable, à la place du prêtre, écoute d'une oreille J.-P. Proudhon, avant d'entendre Emile de Girardin. Un prêtre s'invite indiscrètement pour surprendre la conversation.

Malgré de nombreuses polémiques entre les deux hommes, tous deux s’accordent sur des idées sociales, notamment sur l’idée de la banque du peuple (un projet d’épargne populaire). Si tous deux peuvent être qualifiés de "socialistes", Emile de Girardin est plutôt un socialiste libéral, qui ne s'embarrasse pas de convictions affirmées en ce qui concerne la forme du régime politique : monarchie, république, oligarchie, peu lui importe du moment que le peuple est heureux, que le gouvernement est bon. Cette position indigne Proudhon.
Sur cette caricature, Emile de Girardin grimpe à un mât de cocagne où sont suspendus le "socialisme" et un hochet. Il est surveillé par P.-J. Proudhon, P. Leroux et E. Considerant. Proudhon s'exclame "Va, mon bonhomme, va toujours... quand tu auras bien dégraissé le mât social, je grimperai facilement jusqu'au sommet."

Emile de Girardin considère les révolutions populaires comme des échecs aboutissant à la misère, voire à la guerre civile. Il appelle de ses vœux une révolution par les idées, par l’élite. « Le peuple sait renverser, il ne sait pas fonder », écrit-il dans La Presse (8 juin 1848). Proudhon se méfie lui aussi des changements brutaux dans la vie économique et la vie politique, mais il fait confiance au peuple davantage qu’à la bourgeoisie.
Ces débats entre deux hommes dont nombres d'idées sont proches font les délices des caricaturistes : ici, P.-J. Proudhon-Guignol frappe de sa plume Pierre Leroux sous l'oeil de E. Girardin ("Pièce démocratique et sociale à grand spectacle mêlée de combats, pugilats, grossièretés et autres familiarités.")

P.J. Saturne (Proudhon) dévorant ses propres enfants socialistes : probablement Emile Girardin avec sa plume, vient ensuite Pierre Leroux puis Victor Considerant. Proudhon est régulièrement représenté supprimant ses adversaires socialistes pour le plus grand bonheur des conservateurs.

Proudhon lit et étudie Girardin pour mieux y répondre et aiguiser ses arguments. Ils échangent régulièrement tous les deux par lettres.
- Ms 2854, La liberté dans le mariage, sur l'égalité des enfants devant la mère. Proudhon lit et annote Girardin.
- Ms 2936, Lettre de Proudhon à Girardin
- Ms 2955, Lettres de Girardin à Proudhon

Pour en savoir plus :
- Emile de Girardin sur Wikipédia et sur GallicaBNF
- La polémique de Proudhon avec Emile de Girardin / Chantal Gaillard,... In : Proudhon et la presse : actes du Colloque du 14 janvier 2006 [...]. - Paris, 2006, p. 21-46.
- Émile de Girardin : prince de la presse, Pierre Pellissier, Édition Paris : Denoël, 1985, BM 314731
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